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Les Saisons d’Ohgishima de Kan Takahama

Titre : Les Saisons d’Ohgishima

Auteur : Kan Takahama

Traduction : Yohan Leclerc

Éditeur vf : Glénat (seinen)

Années de parution vf :  2022-2024

Nombre de tomes vf  : 4 (série terminée)

Résumé : 1866, Nagasaki, à la veille de la révolution de Meiji. Dans cet estuaire où les influences étrangères se mêlent à la culture japonaise, Tamao, enfant du quartier des plaisirs, part travailler avec la courtisane dont elle est l’apprentie chez un commerçant hollandais de Dejima, le quartier occidental. Au fil des saisons et des rencontres avec une foule de personnages bigarrés, elle entrevoit le vaste monde au-delà de sa cage, mais la marche du temps la rappelle inexorablement au destin qui l’attend, tout comme la société qui l’entoure.

Mon avis :

Tome 1

Voici Kan Takahama de retour pour l’une de ses histoires douces-amères qu’on lui connaît si bien. Entre le douloureux Dernier envol du papillon et l’émouvant Lanterne de Nyxplace à la série qui fera le lien entre ces deux époques.

Depuis que je l’ai découverte avec La Lanterne de Nyx et surtout que j’ai entendu l’une de ses interviews, l’autrice m’intéresse énormément. Elle a une sensibilité à la fois moderne et traditionnelle en ce qui concerne l’Histoire de son pays que j’adore la façon dont elle transmet cela dans ses propres histoires. Celles-ci tournent toujours autour des transformations du Japon, de la société japonaise et des femmes.

Dans Les saisons d’Ohgishima, elle nous propose de suivre l’évolution de la jeune Tamao, apprentie appelée à devenir à son tour courtisane si elle a de la chance, simple prostituée plus probablement. Avec elle, nous allons assister au fil des saisons aux transformations de son statut mais aussi à celles des gens qui l’entourent et de sa ville, Nagasaki, à l’époque charnière de la fin de l’ère Edo.

Comme dans ses précédentes histoires, l’autrice marie à merveille petite et grande histoire, avec en prime le plaisir de retrouver les personnages croisés précédemment dont on découvre soit le passé (Momo, Ganji, Victor, « Mademoiselle »), soit le devenir (Tamao, Kicho…). On se retrouve ainsi avec un mélange singulier au rythme lent et bizarrement émouvant, où noter jeune héroïne assiste en témoin au temps qui passe pour les autres tandis que le sien semble figé.

A travers cette parabole, c’est le devenir des jeunes filles pauvres que l’autrice pointe et c’est assez dramatique comme on nous le fait remarquer. Ces jeunes filles, parce qu’elles sont nées du mauvais côté de la fille, se retrouve embringuées dès leur plus jeune âge dans un circuit qui les conduira à la prostitution. C’est terrifiant. Pour autant, l’autrice a fait le choix de ne pas en faire une raison pour que ce soit larmoyant. Son héroïne, Tamao, comme ses précédentes, est pleine de courage, de joie de vivre et lutte pour tirer de sa vie le meilleur parti possible.

Dans cet esprit, nous allons également suivre les jeunes Momo et Victor dans leur désir d’évasion et de modernité pour se défaire d’un modèle patriarcal dépassé, ainsi que Ganji, qui est la gentillesse même, et qui va, lui, tenter de garder la tête hors de l’eau et de ne pas succomber. L’autrice fait ainsi plaisir aux lecteurs, assez nombreux, de sa série à succès La Lanterne de Nyxmais elle s’éloigne parfois par trop de sa nouvelle héroïne, la rendant presque anecdotique, ce que j’ai trouvé dommage.

Kan Takahama semble, en effet, avoir de nombreux sujets de préoccupation ici. Elle souhaite parler de la vie des prostituées et de leurs apprenties, ce qu’elle fait avec beaucoup de mélancolie. Elle évoque également le statut des métis et des étrangers, comme Momo, tout comme celui des chrétiens, qu’ils soient étrangers ou japonais, dans les deux cas, ils sont pourchassés. Puis elle met en lumière la période trouble que ces années-là sont, avec l’agitation qui couve à tous les coins de rue et la nature qui s’en mêle comme lors de l’inondation qu’elle met en scène et qui a vraiment eu lieu en 1867 à Nagazaki.

Tout cela sous son trait toujours aussi reconnaissable qui me séduit car il a une vraie patte et confère une ambiance éthérée et mélancolique assez particulière à son oeuvre alors que celle-ci se veut réaliste dans sa mise en forme. J’adore ce mélange de bouille ronde à l’européenne et de la précision des décors et tenues japonaises. C’est très singulier.

Oeuvre faisant le trait d’union entre deux autres titres majeurs de l’autrice, Les saisons d’Ohgishima se présente comme l’ultime volet de la trilogie de Nagasaki de Kan Takahama. On y retrouve donc les thèmes chers à la mangaka, traités toujours avec la même sensibilité. Il faut juste qu’elle essaie de ne pas trop se disperser dans tout ce qu’elle souhaite raconter.

Tome 2

Les saisons d’Ohgishima se dégustent tel un bon roman historique racontant la lente transition du Japon médiéval vers le Japon moderne, mais il peut également se savourer comme une jolie histoire de vie avec les changements qui s’opèrent en chacun des personnages, et en particulier chez la jeune Tama, au fil des saisons.

J’ai beaucoup apprécié ce nouveau tome pour ses focus historiques. Moi qui connais si mal encore l’Histoire japonaise mais qui m’y intéresse, j’ai adoré en apprendre plus sur la façon dont les chrétiens y vivaient dans la seconde moitié du XIXe. C’était passionnant de se mettre dans la peau de l’un d’eux, en l’occurrence un personnage connu, le père de Momo, pour découvrir comment il devait cacher sa foi, vivre dans la peur, mais rester fidèle à ses croyances et tenter d’aider son prochain. L’autrice n’hésite pas à nous montrer ses persécutions silencieuses ou non dont ils furent victimes. Elle nous plonge dans les heures sombres du Japon où celui-ci était terriblement intolérants envers les autres fois, notamment à cause d’un épisode passé qui aurait dû être oublié depuis longtemps. Bref, c’est très enrichissant.

Enrichissement que j’ai également trouvé dans la peinture générale de cette époque. Kan Takahama a fait un sacré travail de documentation pour agrémenter son histoire et ça se sent. Elle retrace un Japon à l’aube de la fin de l’ère Edo parfaitement saisissant, comme si on y était. Elle nous fait vivre la place de ces riches étrangers dans la vie des japonais. Les modes de vie de celles qu’on appelle les courtisanes et leurs apprenties. Mais également l’évolution de la politique du pays et ses conséquences sur la vie des simples gens comme ici à Nagazaki. On assiste ainsi lentement au changement d’ère qui se prépare avec un shogunat en perte de vitesse et un Empire qui gonfle, gonfle. Cela se manifeste aussi bien insidieusement avec une recrudescence de la haine de l’étranger, un climat de tension qui monte et des gens qui s’arment ou se ré-arment, mais également plus concrètement avec des lois qui bousculent les traditions et suscitent des émeutes quand le pouvoir change de main. C’est passionnant mais parfois assez complexe si on connaît mal la période. L’autrice nous accompagne à grand renfort de note et de pages entières d’explications, très simples à appréhender au passage, ce dont je la remercie, mais il vaut mieux avoir une idée générale du contexte pour suivre.

Et au milieu de tout ceci, nous suivons aussi les changements de notre jeune Tama qui semblent trouver écho aux changements de son pays. On la voit grandir sous nos yeux, tranquillement, aux côtés de la courtisane qu’elle sert et qui est, elle-même, ballottée à cause de ce qui se passe dans sa ville. L’autrice dépeint avec beaucoup de subtilité la mélancolie qui s’empare de ses femmes qu’on fustige à cause de leurs alliances avec des étrangers et dont pourtant on encourage le commerce. Il est compréhensible alors de les voir devenir triste, apathique, effrayée par ce qui se passe, se réfugiant parfois dans les pires drogues comme l’opium pour rester en vie. Tama voit tout cela de son regard d’enfant et sa crainte de grandir que l’on perçoit en filigrane des chapitres et du temps qui passe est parfaitement compréhensible.

L’autrice nous emmène ainsi tranquillement, l’air de rien, sur un rythme très doux et nonchalant, vers un moment de changement aux perturbations folles, qui va bientôt nous exploser au visage, tout comme les brutaux changements de son corps vont bientôt submerger Tama et les vifs bouleversements politiques vont secouer tout le pays et ses habitants, étrangers comme locaux, païens comme chrétiens, homme du commun comme samouraïs, hommes comme femmes. J’ai très hâte d’avoir le prochain tome entre les mains rien que pour ça !

Tome 3

Kan Takahama est vraiment une autrice intéressante. En dehors du fait de nous proposer des séries indépendantes qui s’imbriquent dans un même univers, elle ose également parler de sujets complexes, parfois un peu tabous au Japon, avec une grande simplicité de manière à éclairer les esprits et on l’en remercie !

Elle retrace ainsi dans Les saison d’Ohgishima les destinées de plusieurs personnes d’horizons différents pour lesquels elle s’est richement documentée ce qui nous offre au lecteur une lecture dense et intéressante à défaut d’être passionnante. Car si on aime découvrir les destins croisés d’un occidental, d’un chrétien japonais ou d’une future jeune courtisane, le récit est quand même assez froid, l’autrice ne parvenant pas dans sa narration en mode « chronique » à totalement insuffler la vie qu’on aimerait avoir.

Dans ce tome, la vie suit son cours et on se rapproche d’une date clé au Japon. En suivant les destins de nos héros, on voit en filigrane s’écrire cette nouvelle histoire du Japon et ce changement d’ère ne se fait pas sans heurt pour les anciennes traditions. L’autrice s’attache donc ici, en fil rouge, à suivre un fils de famille de samouraï qui va s’impliquer dans la milice de sa ville, avant de se faire peu à peu embrigader par le nouveau gouvernement central, nous faisant sentir le glissement qui se produit à cette époque, ce qui est enrichissant à voir.

Mais j’avoue que c’est plus dans les destins individuels et secrets des autres héros que je me retrouve, que ce soit avec Ganji, qui élève Momo et cache tant bien que mal sa religion, ce qui lui pèse de plus en plus vu le destin de ses compatriotes chrétiens ; Momo qui cherche à atteindre sa mère, qui elle le fuit, ne se sentant pas digne de lui ; où notre petite courtisane en devenir sur laquelle on s’attarde particulièrement ici. Ganji et Momo sont là mais semblent plutôt être une caution pour les relier à l’autre saga de l’autrice se déroulant plus tard dans cet univers : La lanterne de Nyx. C’est plus Tama que l’on suit dans cette saga et son histoire est édifiante. Avec elle, on entre dans les arcanes des maisons de plaisirs japonaises, celles peuplées de courtisanes et avec un certain recul froid terrible on découvre leur fonctionnement. Cela fait froid dans le dos. L’autrice dit qu’il faut parler ouvertement de cette époque et ces métiers, elle a raison, mais la distance qu’elle met entre son héroïne et nous pour en parler, me déstabilise.

Face à tout ce qui nous est conté, j’aurais aimé ressentir plus d’émotion, car la vie de Tama n’est clairement pas facile. On veut nous faire croire qu’il y a ici une forme de normalité et d’acceptation à avoir. Je dis non. Heureusement qu’il y a quelqu’un comme le jeune Victor pour se révolter. Tama, elle, est bien trop passive. Elle représente sûrement bien ces jeunes filles à qui on a tout caché et à qui on vend une vie de misère comme si c’était normal. Il suffit de voir avec quel froideur et recul on leur explique ce que sera leur rôle de courtisane auprès des hommes. C’est effroyable. Mais je remercie l’autrice de nous montrer ainsi comment cela se passait dans ces maisons.

Derrière ses belles couvertures douces qui font très « photos d’époque », j’apprécie de découvrir avec Kan Takahama la réalité qu’elle cache. Récit historique richement documenté, malgré sa froideur narrative, il révèle une forte émotion quant au destin de ces femmes forcées à devenir courtisanes pour le plaisir des hommes. Dans un Japon en proie au changement, l’autrice fait se croiser des destins uniques qui nous interpellent et enrichissent son univers. Quelle belle oeuvre nous offre Kan Takahama !

Tome 4 – Fin

Chronique douce-amère de la future vie qu’une courtisane, d’une geisha, Les saisons d’Ohgishima auront bien porté leur nom avec cette héroïne s’égrenant elle-aussi au fil du temps sur des couvertures montrant l’évolution de celle qu’elle devient dans ce triste milieu. Poignant.

Après des débuts très lumineux, l’histoire est peu à peu tomber dans une forme de tristesse calme désolante montrant l’inéluctable de la destinée de Tama et la résignation à laquelle va devoir se résoudre Victor. C’est terrible. C’est révoltant. C’est la vie à l’époque.

Avec toujours le même soin, l’autrice nourrit encore sa peinture du Japon de la fin XIXe avec ces bouleversements apportés par l’ouverture en cours sur le monde. Il est ici question de guerre contre l’Empereur, de critique de l’étranger envahisseur, de persécution des chrétiens, et en parallèle, il y a toujours ce culte du mystique, de la tradition et de la prostitution institutionnalisée ici. Ça fait froid dans le dos. Et pourtant, l’autrice raconte tout ça tout tranquillement, désamorçant chaque situation sans pour autant édulcorer. Chapeau !

J’ai adoré la mélancolie profonde de ce tome. La résistance de Victor à l’inéluctable, lui, l’éternel rêveur qui aurait aimé sortir Tama de sa condition. J’ai été touchée par l’histoire tranquille de la mère de Momo et son courtisan, qui est inattendue de plein de manières, révélant une femme beaucoup plus sensible que je ne le croyais et écrivant une histoire que j’aimerais ne pas tant voir laissée en suspens.

Et au milieu de tout ça, il y a Tama, la petite Tama qu’on a tant aimé voir grandir dans les premiers tomes et qui est désormais confrontée à la complexité des maisons closes. Elle est encore apprentie mais plus pour longtemps. Elle est surtout pris dans le feu des changements. Elle est à ce moment de bascule entre enfance et âge adulte. Elle assiste aux bouleversements de son pays qui auront des conséquences sur les courtisanes. Mais j’ai une petite frustration à voir l’autrice s’arrêter en si bon chemin, ne contant pas l’intégralité de son destin et s’arrêtant à celui qu’elle a en commun avec Victor comme si c’était l’aboutissement de tout. Doit-on toujours résumer une femme à son histoire d’amour ?

Ce tome 4 des Saisons d’Ohgishima se propose comme le dernier du cycle de Nagasaki de l’autrice. Je sais que Tama, Victor, Momo et les autres apparaissent également dans La lanterne de Nyx, peut-être est-ce l’occasion d’y retourner pour se rappeler ce qu’ils deviennent, notamment Tama, car la fin en tant que telle de l’histoire si présente est terriblement triste et frustrante, réelle, honnête aussi, mais déchirante et coupant à un moment des plus intéressants, alors que tout bascule pour tout le monde. On voit le point d’appui avant, on voit le moment où ils lâchent mais on ne voit pas où ils atterrissent. Ça manque.

Poignante fable sur le passage à l’âge adulte, Les saisons fut une très belle histoire douce-amère parfaitement ancrée dans son époque, avec un regard à la fois doux et cru portée sur une profession décriée chez nous. L’autrice remet les choses à leur place, rappelle la force de ces femmes, les obligations et leurs déchirures sans jamais juger ou être négative, ni dans le fantasme. C’est juste humain et c’est si beau malgré la dureté de l’histoire. Il faut maintenant, si ce n’est déjà fait, vous jeter sur les autres titres de cette trilogie, à savoir : Le dernier envol du papillon et La lanterne de Nyx.

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14 commentaires sur “Les Saisons d’Ohgishima de Kan Takahama

  1. Je rejoins Kiriiti, il y a une petite erreur concernant le résumé 😉😉
    Ça a l’air très intéressant, je me note de découvrir cette autrice. Tu conseillerais de commencer par une œuvre en particulier ?

    Aimé par 1 personne

    1. Si effectivement tu as lu ses premiers textes parus chez nous, ils sont très différents de l’ambiance des derniers et ceux-ci méritent le coup d’oeil quand on s’intéresse à la culture japonaise.
      Ravie d’avoir pu aider ^-^

      J’aime

    1. J’aurais tendance à suivre l’ordre de parution car je trouve que ça a plus de sens.
      Du coup, ça donnerait Le dernier envol du papillon, puis La Lanterne de Nyx et enfin celui-ci 😉
      Ravie de t’avoir donner envie. C’est si émouvant. Attention y a quelques longueurs par contre dans Nyx ^^!

      Aimé par 1 personne

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