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Lost Lad London de Shima Shinya

Titre : Lost Lad London

Auteur : Shima Shinya

Traduction : Sébastien Ludmann

Éditeur vf : Ki-Oon (seinen)

Année de parution vf : 2022-2023

Nombre de tomes vf  : 3 (série terminée)

Résumé : Al, étudiant londonien d’origine asiatique, se sent à part dans sa famille d’adoption. Il préfère vivre en colocation, à distance de ses parents. Son ambition est d’obtenir son diplôme sans faire de vagues… Mais sa vie bascule lorsqu’il monte dans le métro où le maire de la ville est retrouvé assassiné !
Le meurtre fait sensation. Ellis, inspecteur bourru mais compétent, est chargé du cas malgré un bras et une jambe dans le plâtre. Hanté par le souvenir d’une enquête qui a mal tourné, il est bien décidé à ne plus jamais se tromper de coupable. Quand Al apprend la nouvelle, il ne se sent pas concerné : la veille, il est descendu à sa station comme d’habitude, sans rien soupçonner. Et pourtant, il découvre un couteau ensanglanté dans la poche de son manteau ! C’est le moment qu’Ellis choisit pour sonner à sa porte… Le jeune homme serait-il devenu à son insu le suspect numéro un ?

Mon avis :

Tome 1

Repéré dans un premier temps lors de sa licence américaine, Lost Lad London m’avait intriguée par son trait quasi expérimental pour du manga, rappelant celui très sobre de Natsume Ono, qui elle aussi aimait jouer sur les grands aplats de noir et les visages anguleux. J’ai été ravie de voir ce polar arriver chez Ki-Oon, gage de qualité pour moi dans la fabrication. Toutes les conditions étaient réunie pour découvrir avec bonheur ce polar et ce fut un petit coup de coeur pour moi !

Découverte un peu plus tôt cette année chez Nobi Nobi pour sa participation au global manga Star Wars – La Haute République – Un équilibre fragile écrit aux États-Unis, Shima Shinya est une autrice au parcours atypique qui a décidé de quitter son pays pour aller étudier le dessin et l’animation en Angleterre. Grâce aux rencontres qu’elle y fait et aux expériences qu’elle y vit, elle développe une certaine sensibilité pour les sujets ethniques et les questions sociales qu’on retrouvera dans Lost Lad London justement, ce qui rend l’univers de ce dernier particulièrement réaliste et moderne, loin de l’Europe fantasmée qu’on trouve bien trop souvent dans les mangas.

Couverture Star Wars : La Haute République (Manga) : Un équilibre fragile, tome 1 Couverture Star Wars : La Haute République (Manga) : Un équilibre fragile, tome 2

Avec ces couvertures minimalistes à l’esthétique très moderne et rappelant notamment le pop art et l’art urbain à la Bansky où des silhouettes se détachent sur un fond très simple et symbolique, elle frappe direct un grand coup pour se démarquer. Cela fait trop pop, très moderne, très cinématographique aussi et c’est exactement ce qu’on retrouvera dans le récit qu’elle met en place et la narration graphique qu’elle y développe. On y adhère ou pas. Je pense que pour certains lecteurs de manga, cet aspect peu conventionnel pourra être un frein, pour moi, à l’inverse ce fut l’un des éléments qui m’ont conduit à ce coup de coeur. J’aime les auteurs engagés, qui ont leur patte et une présence forte, sachant imposer une narration graphique qui me percute. C’est exactement ce que j’ai eu.

Dès les premières pages, j’ai eu l’impression de me retrouver sur mon canapé devant un bon polar filmé avec soin et une belle recherche d’angle de prise de vue. L’autrice mélange histoire et découpage des planche percutants pour nous happer dans un récit qui se veut simple mais cache une belle riche et une complexité à tous les étages. C’est simple, l’expérience de lecture fut pour moi à l’opposé de ces dessins qui au premier coup d’oeil ont l’air si facile. Ce fut dense et immersif totalement prenant.

Dans une ambiance très occidentale, l’autrice utilisant avec brio son expérience anglaise, elle nous plonge dans le quotidien d’un jeune étudiant d’origine asiatique, adopté par des parents blancs en Angleterre, qui poursuit ses études à Londres où il cherche à être le plus indépendant possible. D’entrée de jeu, Al détonne. Il est calme, posé, assez réservé et ne semble pas dans le délire des autres étudiants qui aiment sortir et faire la fête, lui, il a un objectif en tête, réussir ses études et s’assumer vite. Mais un jour, il est confronté à l’inimaginable : le maire de la ville est assassiné dans la même rame de métro que celle qu’il a emprunté pour rentrer chez lui !

En deux temps, trois mouvements, l’autrice nous fait basculer d’une histoire sociétale à un polar bien serré comme j’aime. Elle alterne et mélange les lignes narratives, celle de notre jeune étudiant pris dans un engrenage qui le dépasse, qui va découvrir de drôles d’indice autour de lui, très près de lui, et celle d’un enquêteur tourmenté par une affaire passée, qui en ne voulant pas reproduire les mêmes erreurs va s’associer avec Al pour mener l’enquête. Un choix surprenant et atypique qui va offrir de très belles perspectives.

Maniant parfaitement les codes du thriller, l’autrice nous propose en Al, un héros qui semble banal mais a un je ne sais quoi qui interpelle et fait douter. Elle dissémine au fil des pages, dans son dessin, des indices pouvant faire penser à sa culpabilité ou du moins à son implication. Puis, avec Ellis, cet inspecteur bourru, elle nous offre le contre-champ idéal, celui du flic rongé par la culpabilité, qui va commet une faute et qui pourrait aussi être aveugle à certains faits à cause de ce choix. Cela donne une dynamique très intéressante. Tous deux mènent l’enquête et sont aussi menés par le bout du nez par celui derrière ce meurtre, ce qui est décrit subtilement, par petite touche, dans une ambiance très hitchcockienne, appuyé par le dessin très arty de l’autrice. 

Tout se découpe, se détache et se rattache dans une belle noirceur et une certaine morosité happante pour le lecteur. Al est un garçon assez atrabilaire qui vit avec le poids de son adoption. Ellis, inspiré par l’acteur britannique Idris Elba (The Wire, Prometheus, La Tour Sombre, Thor, Mandela…), est en pleine déprime aussi. Pourtant, la rencontre de leur deux mal-être semble les réveiller et ensemble, ils vont mener l’enquêter et partir sur les rives du passé du Maire de Londres et sur celles de l’entourage proche d’Al, qui semble cacher bien des secret.

Ce n’est pas mené à un rythme trépident. Nous sommes dans quelque chose de plus lent et insidieux qui correspond bien à ce spleen londonien matérialisé par le Smog, mais que c’est immersif justement. On a l’impression d’être pris dans une nappe de brouillard pour de temps en temps ressortir la tête au moment d’une découverte. J’adore ça !

En plus l’autrice a su imaginer un décor très réaliste, quand elle évoque la vie des étudiants, leur précarité, les problèmes raciaux en Angleterre ou le manque de confiance dans les politiques. Le choix d’un enquêteur noir est également à souligner, dans un genre, le manga, où on représente rarement ce pan ethnique. De la même façon, avoir un héros métis hindou-britannique, est un beau reflet de la diversité de la population de ce pays et ça change les codes de lecture du passionné de manga qui en voit trop peu. Les décors mêmes sont inspirés de sa vie dans la capitale européenne puis qu’on y voit les intérieurs, les bâtiments, les moyens de transports tels qu’ils existent là-bas avec réalisme.

Le trait de Shima Shinya a vraiment ce quelque chose de fascinant qui me percute et me pénètre. Au-delà du look des arty des personnages avec cette inspiration géométrique de leur design qui se retrouve plus particulièrement dans le nez et les yeux d’Al, mais aussi dans les proportions des corps et les tenues vestimentaires, il y a un sens de la ligne et des formes ainsi incroyable qui nous entraîne lors de la lecture des pages. Elle nous impose avec force sa lecture, sa ligne de force avec des effets d’optique vraiment percutant renforcé par les grands aplats de noir mais aussi de blanc dont elle noie ses pages. Les cadrages sont variés et toujours très signifiants. Elle joue également sur la présence de certains objets et induits plein de réflexion de certains découpages provoquant de riches mises en abyme. Il y a un énorme travail de réflexion et de composition ici, qu’on trouve rarement chez les auteurs plus mainstream dont on nous noie sur les étals. C’est extrêmement cinématographique, très hitchcockien (Hitchcock) mais aussi tezukien (Tezuka).

Attiré depuis que je l’ai découverte par cette oeuvre, j’ai été percutée par ses qualités lors de sa lecture en vf grâce à Ki-Oon. Mélange de polar, dont les codes modernes sont parfaitement maîtrisés, et d’enjeux sociétaux, grâce à l’expérience de vie de l’autrice, Lost Lad London se détache vraiment de la production manga actuelle et rappelle certains grands noms d’autrefois comme Hitchcock et Tezuka pour l’art de la composition et de la mise en scène dont fait preuve Shima Shinya. C’est un petit bijou très immersif, aux dessins atypiques (rappelant la poétique Natsume Ono), qui j’espère trouvera son public dans les amateurs de polar serré, car clairement il le mérite et ce serait bien ainsi d’ouvrir les horizons des lecteurs et de les préparer à encore d’autres titres différents. Merci Ki-Oon !

(Merci à Ki-Oon pour cette découverte et leur confiance)

> N’hésitez pas à lire aussi l’avis de : L’Apprenti Otaku, Vous ?

Tome 2

Après un coup de coeur pour l’introduction magistrale de ce polar londonien, comment repartir et rebondir ensuite ? Tout simplement en restant droit dans ses bottes et en plongeant un peu plus au coeur de l’affaire. Un parti pris plus classique mais tout aussi prenant à suivre.

Il y a moins d’envolées graphiques dans ce tome. Le trait se veut plus classique pour nous emmener dans les arcanes de cette enquête. Et pourtant ce n’en est pas moins puissant car il y a un jeu des cadrages particulièrement intéressant dans ce tome pour rythmer les scènes et guider les regards. L’emplacement des bulles, le choix des cadres – hors cadres est particulièrement parlant et rend la lecture terriblement cinématographique.

Je me suis donc retrouvée totalement propulsée aux côtés de notre enquêteur et du suspect numéro 1, 100% en immersion à leurs côtés, pour suivre et vivre l’enquête. J’ai adoré le côté très urbain et londonien de celle-ci, notamment grâce à ses thématiques puissantes autour du racisme que vivent les immigrés, pourtant nombreux, dans ce pays. L’autrice n’hésite pas à retranscrire les petites phrases racistes vécues par la collègue asiatique d’Ellis, Yuki, ou encore les enquêtes à charge contre les noirs et les asiatiques sous prétexte de leur couleur de peau. C’est un racisme ambiant et insidieux qu’elle nous décrit avec force.

En se collant à leur pas, on entre aussi dans les coulisses de l’enquête et on découvre combien le choix du responsable, du meneur est important, car il est bien trop facile de mener une enquête avec des biais très durs voire impossibles à corriger ensuite. La relation compliquée qui relie ainsi Ellis et Grant est au coeur du récit et montre la différence entre le flic de terrain, un noir en plus, et un flic de bureau plus opportuniste, blanc comme par hasard, et il n’y a pas de hasard dans cette histoire. Alors oui, c’est classique mais qu’est-ce que c’est bien écrit et monté pour montrer l’importance de la probité et du non-racisme.

Après, je dois reconnaître que l’enquête avance peu ici. On reprend des éléments connus, à savoir la présence d’Al dans le métro, sa relation méconnue, même pour lui, avec le maire assassiné. On rajoute quelques indices de suspicion vers la famille de ce dernier et son fils aîné ainsi que sa femme, notamment. L’autrice prend son temps et fait bien monter la tension. Orientant les regards dans plusieurs directions sans donner de réponse. Elle fait craindre le pire pour Al à deux reprises mais au final il s’en sort. Reste juste cette ombre menaçante qui finit par revenir dans les ultimes pages et qui questionne sur ce qu’elle va faire de l’information récoltée, une information qu’elle fera certainement fuiter dans le prochain et dernier volume, mais avec quelles conséquences ?

Sous des dehors assez classique mais avec un regard cinématographique puissant, ce tome interroge énormément sur le rapport à l’étranger dans la société anglaise, mais également sur la moralité des enquêtes menées par la police. Je me suis à nouveau plu à me mettre dans la peau des héros et à suivre l’évolution de l’enquête mais également celle de la relation étrange entre Al et Ellis, basée sur la culpabilité de ce dernier vis-à-vis d’une affaire passée. Rien d’original et pourtant une écriture tellement forte qu’elle m’a scotchée encore de bout en bout. Shima Shinya est forte !

Tome 3 – Fin

Polar sociétal réussi, Lost Lad London apporte ici la dernière touche à l’édifice lentement mis en place par Shima Shinya tout au long de ces trois tomes d’une enquête pour meurtre assez classique mais sur un fond racial et familial très pertinent.

Coup de coeur lors du premier tome grâce à une science du découpage servant une ambiance de polar noir très urbain, cela s’est confirmé dans les tomes suivants même si ceux-ci sont peut-être un peu plus faibles car devenant assez classiques au fil de l’avancement de l’histoire. Cependant, je ne peux nier être restée scotchée devant mon livre tout au long de la lecture, peut-être pas toujours à cause de l’enquête, mais assurément pour le décor choisi et développé.

Dans ce dernier volet, nous suivons l’assemblage des dernières pièces du puzzle et la confirmation de l’identité et des motivations du coupable. Pas de surprise au final, mais ce n’est pas là qu’est l’intérêt de l’histoire ou si peut. Nous sommes dans une banale vengeance par quelqu’un de légèrement déséquilibré à qui un point de bascule aura suffit pour passer à l’acte et régler une situation qui le gênait depuis longtemps.

Mais plus que ça, c’est tout ce qu’il y a autour de l’enquête qui a su me passionner. J’ai aimé tout d’abord les discours raciaux du titre, avec une autrice dénonçant la situation des noirs, des femmes et des musulmans mais aussi des asiatiques au Royaume-Unis avec ces délits de faciès, ces blocages à l’avancement et j’en passe. C’est tellement vrai et toujours actuel malheureusement, et pas que chez eux. J’ai également apprécié le discours sur ces familles bourgeoises créées autour de l’apparence qu’on donne en société mais qui recèlent bien des secrets et bien des malaises dont tous pâtissent, femme, enfants, époux. Tout ça n’est qu’un joli masque et avec ici la famille d’un politicien, on a le pompon.

L’autrice a vraiment bien joué la carte urbaine dans ce titre, que ce soit dans les décors, les thèmes ou les personnages et le fait que ce fut une ville européenne fut vraiment savoureux pour quelqu’un qui, comme moi, lit surtout de la BD asiatique. Ça changeait et apportait une autre dynamique visuelle mais aussi relationnelle. En plus, avec les noirs très sombres de ses dessins, j’étais vraiment dans cet univers urbains saccadé, presque sombre et étouffants comme dans les vieux polars ou les polars scandinaves. Une ambiance rétro chic, rétro remis au goût du jour, que j’affectionne.

Alors oui, on perd en intensité au fil des tomes, intensité graphique, intensité narrative. On devine vite le coupable. Les ressors scénaristiques autour des questions de société se devinent vite aussi. Mais l’ensemble est vraiment de qualité et nous sommes avec un polar solide au héros incarnant très bien le vieux flic avec de la bouteille et des cadavres dans son placard. On a une vision à la papa de la criminelle qui m’a bien plu, avec son lot de critique mais aussi de topos bien ancrés dans notre imaginaire. Un final un poil plus travaillé n’aura pas été plus mal, l’autrice va un peu trop vite dans les ultimes pages même si on sait qu’elle n’avait pas grand-chose de plus à raconter, prendre le temps de poser cela sur plus de cases, plus de pages, ne m’aurait pas déplu.

J’ai été contente de me frotter à la plume très européenne de Shima Shinya qui offre ici un polar noir solide et classique sur fond de questions raciales et familiales. C’était une chouette incursion dans un univers très urbain, des dessins, aux thèmes, en passant par l’histoire et la mise en scène. Pour les amoureux d’enquêtes à la papa et de critiques sociétales, c’est une chouette lecture, un peu rapide, un peu facile, mais efficace et prenante. Je relirai volontiers l’autrice !

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11 commentaires sur “Lost Lad London de Shima Shinya

  1. Je t’avouerai que la couverture ne m’aurait pas attirée, mais ton avis me laisse penser que ce thriller a tout pour me plaire. J’aime ce genre de duo atypique réuni par les circonstances et quand un tueur arrive à mener les protagonistes par le bout du nez. Il faudrait que je le feuillette par ce trait anguleux qui ne m’attire pas pourrait finalement ne pas me déranger…

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  2. Dis donc, tu as été bien plus volubile que moi sur ce titre. Je n’avais pas capté que l’autrice avait travaillé sur le manga Star Wars, et je n’ai clairement pas noté certaines choses que tu évoques (au hasard la ressemblance du personnage avec Idris Elba).

    Bref, merci pour la mention et pour cet article qui me rend honteux du mien ! Je suis un peu absent ces temps-ci, la vie et dure et tu me la rends encore pire là 😆

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    1. Merci, j’en suis flattée. J’aime en rajouter un couche, c’est mon côté instit’ lol
      Plus sérieusement, j’avais repéré le titre et cherché un peu à côté avant, ça aide. Et quand je suis emballée, j’en fais plus, normal et là, ça faisait un moment que ça ne m’avait pas fait ça.
      Courage, tu as deux jolies bouts de choux à la maison qui devraient te mettre du baume au coeur 😉

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      1. Oh, elles me soûlent en ce moment. Cest plutôt jouer à God of War qui me fait du bien. J’aime qu’on me dise qu’il faut rompre le cercle de la violence dans un jeu où on découpe à tour de bras 🤣

        Mais j’ai aussi plaisir à passer du temps avec mes filles, quand même. La 2e devient aussi belle que sa grande sœur, mon cœur fond !

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      2. J’ai une amie avec un jeune bébé (6 mois) et elle m’a aussi dit que c’était horrible en ce moment ><
        Mais c'est tellement mignon de lire à côté des phrases comme celle que tu dis ensuite ❤

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