Livres - Fantasy / Fantastique

Widjigo d’Estelle Faye

Titre : Widjigo

Auteur : Estelle Faye

Editeur : Albin Michel Imaginaire

Date de parution : 29 septembre 2021

Nombre de pages : 249

Histoire : En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer.
Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. A l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire.
Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Mon avis :

Découverte avec La voie des oracles puis confirmée avec les romans de l’univers de Bohen, j’ai aimé tout ce que j’ai lu d’Estelle Faye, alors en la voyant au catalogue d’Albin Michel Imaginaire chez qui j’ai fait plein de belles découvertes, j’ai de suite eu envie de lire son nouveau titre.

Avec sa couverture glaçante signée Aurélien Police, encore lui, Widjigo ne peut qu’interpeler le lecteur, en tout cas ce fut mon cas. Avec cet espèce d’épouvantail rappelant aussi les figures de proue de navire et les créatures peuplant les forêts primitives telles qu’on en voit dans le manga L’enfant et le maudit de Nagabe par exemple, notre sang se glace d’effroi, un sentiment qui ne nous quittera pas de toute la lecture.

Ce titre est probablement le plus court que j’ai lu chez Estelle et pourtant c’est peut-être celui que j’ai mis le plus de temps à lire toute proportion gardée. Pourquoi ? Parce que l’autrice y a gagné une plume belle et profonde, envoûtante et dérangeante qui impose son rythme de lecture au lecteur, un rythme lent et profond, angoissant et étouffant, tout comme le récit qu’il nous apporte.

Estelle nous embarque dans un récit d’aventure fantastique à l’ancienne, qui mélange des styles très différents tels que le récit philosophique, le récit fantastico-horrifique à la Lovecraft, ou le récit d’aventure picaresque pour ce long voyage en milieu hostile avec des marginaux. C’était à la fois étrange et envoûtant.

Dès les premières lignes du prologue, et par la suite aussi, l’autrice impose son rythme et son univers angoissant et étouffant. Elle nous plonge dans les méandres de l’âme humaine mais dans ce qu’elle a de plus sombre, le temps d’une aventure au décor historique particulièrement soigné et réaliste, un décor que j’ai adoré puisqu’il se déroule pendant mon siècle préféré : le XVIIIe. J’ai été agréablement surprise par la profondeur d’écriture de l’autrice qui soigne l’ensemble des détails de son héros, noble déchu, à son décor, entre préparation et premier temps de la Révolution, entre France d’Ancien Régime et Nouveau Monde encore sauvage, entre personnages civilisés et peuples et créatures primitifs. C’était fascinant et réaliste.

L’aventure que l’on va vivre, elle, est tout sauf réaliste. Elle nous embarque plutôt dans les contrées sauvages et mystiques de la Terre Neuve d’autrefois aux côtés d’une troupe de marginaux embauchés pour une quête que bien vite ils vont oublier face à la menace qui va rapidement peser sur eux. Leur survie devient leur priorité et en mode Ils étaient Dix d’Agatha Christie, nous allons suivre ce compte-à-rebours macabre.

J’ai été fascinée par l’ambiance stressante et poisseuse de l’aventure vécue par Justinien et ses camarades dans cette nature hostile. Cela nous prend à la gorge et ne nous quitte plus. L’autrice décrit par le menu leur avancée dans ce milieu sauvage, les épreuves qu’ils rencontrent entre confrontation réaliste avec leur passé et confrontation fantastique face aux créatures qui peuplent cette nature. Tout est sombre, tout est dans la pénombre, tout est immersif.

L’autrice a parfaitement bâti son histoire avec un rythme entêtant, des personnages mystérieux et une nature non moins étrange. Elle joue avec les pensées de l’époque sur la religion, les mystères et l’ésotérisme. Elle joue à fond la carte du siècle des Lumières et de sa lutte contre l’obscurantisme, ainsi que de sa dénonciation des ordres régissant arbitrairement la société. Chaque personnage représente un pan de ceci et joue un rôle en rapport. C’est très intelligemment fait. Le mélange avec le fantastique est ce qui saisit pendant longtemps avant que tout ne nous éclate au visage dans les derniers instants. Quel joli coup du sort ! J’ai adoré !

D’habitude, j’ai peur quand les textes sont aussi courts, mais ici ce fut au contraire parfaitement maîtrisé. De bout en bout, l’autrice savait où elle allait, le rythme qu’elle voulait imposer et la morale qu’elle souhait proposer. Ainsi ça ne m’a pas du tout gênait que ce soit court. Cela ne m’a pas empêchée de m’attacher aux personnages et à leur destinée tragique, ainsi qu’à leur sombre passé. J’ai aimé chacun d’eux dans le quintet final avec leurs qualités et leurs failles, du jeune homme qui regrette la perte de ses amis, au baroudeur protecteur d’un enfant singulier, à la Calamity Jane version Terre Neuve, en passant par la jeune fille blessée par une histoire familiale compliquée, tout comme le petit garçon survivant ayant vu bien des horreurs. Et encore, je ne leur rends pas justice ici tant l’autrice a préparé de belles surprises sur eux.

Elle nous offre ainsi dans ce récit singulier, plus qu’une aventure, une vraie diatribe révolutionnaire où elle dénonce les injustices des puissants contre les faibles : enfant, femme, prétendue sorcière, homme ne rentrant pas dans le moule… Un thème qui lui est cher depuis longtemps. Elle appelle ainsi non à la vengeance mais plutôt à la lutte et à la liberté, ce qu’elle réussit à faire dans un texte terriblement bien tourné où le dernier quart a de quoi surprendre.

Ainsi, j’ai trouvé qu’avec ce texte, Estelle Faye nous offrait peut-être le texte le plus abouti que j’ai pu lire d’elle. Tout y est d’une plume forte et poétique, à des personnages fouillés, une ambiance saisissante et envoûtante et un décor solide et référencé, ainsi qu’une aventure prenante et une morale tout sauf manichéenne parfaitement inscrite dans son siècle. Un beau coup de coeur !

(Merci à Gilles Dumay et Albin Michel Imaginaire pour cette lecture)

> N’hésitez pas à lire aussi les avis bien plus pointus de : Just a word, Fantasy à la carte, Outrelivres, L’Epaule d’Orion, Sometimes a book, Yuyine, Lullaby, Au pays des cave trolls, L’Ours inculte, Vous ?

15 commentaires sur “Widjigo d’Estelle Faye

  1. SI je n’étais pas déjà tentée, je le serais irrémédiablement, l’ambiance poisseuse du roman semblant coller à la peau et s’insérer dans chaque fibre du corps de lecteur… Quant au fait qu’il soit court, vu ton avis, j’ai l’impression que c’est préférable pour que la lecture reste puissante sans devenir trop asphyxiante.

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    1. Oui, il vaut mieux un texte court et efficace dans ces cas-là, je trouve, car clairement comme tu l’as compris l’ambiance nous colle à la peau à nous étouffer, alors autant être relâché avant de ne plus pouvoir du tout respirer lol

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  2. Tu as très bien retranscrit la plume de l’autrice et l’ambiance qui se dégagent des pages. Je comprends que tu aies été fascinée par certains éléments, que ce soit sur l’île ou sur certains personnages. Ton avis est finement développé et bien complet ! J’espère que, comme moi, d’autres lecteurs se laisseront tenter par tes mots. ❤

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